
Le calme est revenu, la paix règne enfin sur cette maison et sur ma vie tout entière. Personne ne viendra plus me déranger ni me troubler, je vais pouvoir me consacrer tout entière à ma tâche. Oui, j’ai gagné la partie, une partie rude, pleine d’embûches, mais j’ai su habilement mener mon jeu. Je me moque de me retrouver définitivement seule, au contraire, j’en suis heureuse, c’est ce que j’ai toujours désiré dans le fond, tous ces gens qui ont croisé mon chemin n’étaient que des pions appelés à disparaître, j’ai suivi mon destin, il était tout tracé bien avant que je ne naisse. Je ne suis pas responsable de tout ce qui est arrivé, je peux avoir la conscience tranquille, je n’ai fait que ce que j’avais à faire, je me suis seulement contentée de parer les dangers qui me guettaient. Rien n’est de ma faute. Pourquoi la vie s’est-elle acharnée sur moi dès mon plus jeune âge ? Je n’avais pas demandé à voir le jour dans une famille comme celle qui m’avait été échue, avec laquelle je n’avais rien en commun.
Pendant toute mon enfance, je n’ai jamais vu aucun livre à la maison, ni mon père ni ma mère n’en achetèrent jamais, c’étaient pour eux des objets saugrenus, futiles qui n’appartenaient pas à notre univers, une manière de perdre le temps et l’argent, ils n’avaient aucune utilité immédiate pour la vie de tous les jours et mes parents les ignoraient ; seuls étaient admis dans le triste appartement où j’ai grandi ceux que l’école me remettait le premier jour de classe et que je rendais à la fin de l’année scolaire.
Je me souviens encore avec émotion de ces distributions de manuels de mes années d’école primaire. Nous entrions toutes en silence dans la salle de classe, impressionnées par la solennité de ce jour de rentrée. La maîtresse, après nous avoir attribué un banc et un pupitre en fonction de nos mérites, les meilleures élèves devant et les plus mauvaises derrière, sortait les livres de l’armoire et les rangeait par piles sur son bureau, puis elle nous appelait les unes après les autres et remettait à chacune d’entre nous un lot qu’elle choisissait méticuleusement après avoir examiné notre mine.
A partir de ce même instant nous devenions les dépositaires de ces trésors, leurs gardiennes pour une année, nous devions en prendre soin, surtout ne rien écrire dedans. Mais à peine avions-nous regagné nos places et les avions-nous entre les mains que nous en feuilletions avidement les pages pour voir si une élève peu consciencieuse des années précédentes, désobéissant à ces ordres immuables, avait fait au crayon quelques exercices qu’elle avait oublié d’effacer ou, au moins, en avait laissé des traces que l’on pouvait déchiffrer.
Il y avait toujours quelques exemplaires neufs qui occupaient la place de ceux qui avaient fini par rendre l’âme, la maîtresse les confiait invariablement à ses préférées, aux fillettes de confiance, les plus soigneuses, disait-elle, comme si nous étions toutes des barbares dont il fallait se méfier.
Je ne faisais pas partie de ce groupe d’élite des petites filles qui arrivaient tous les matins bien coiffées, avec les boucles soigneusement en ordre, le col de la blouse immaculé et repassé dépassant sur la blouse austère de l’uniforme qui aurait pourtant dû complètement cacher les différences de fortune de nos familles. Comme ces fillettes sentaient bon la savonnette et l’eau de Cologne que leurs mères n’oubliaient jamais de leur mettre dans le cou ! On pouvait les reconnaître de loin. C’étaient les bonnes élèves, les premières de la classe, les prix d’excellence et d’honneur, au moins les premiers accessits. Elles se retrouvaient entre elles dès qu’elles franchissaient la porte, se prenaient par la main pour se promener gravement dans la cour en se chuchotant des confidences à l’oreille et se mettaient en rang sagement deux par deux dès que la cloche sonnait, un sourire aux lèvres, sûres de savoir leurs leçons et d’avoir écrit leurs devoirs sans avoir laissé la moindre faute ni fait la moindre tâche dans leur cahier propre.
Je ne les enviais pas alors, j’étais heureuse avec la plèbe à laquelle j’appartenais de droit, cette plèbe bruyante et mal élevée qui courait en se bousculant, avait de la morve au nez en hiver et ne trouvait jamais un mouchoir propre pour se nettoyer quand on leur adressait la parole.
Mais, malgré tout, je partageais la même illusion que les enfants raffinées le premier jour de classe lors de la distribution des livres. J’attendais impatiemment que l’on m’appelât, assise les jambes en dehors du banc, prête à m’élancer en entendant mon nom. Je recevais alors délicatement ces objets sacrés des mains blanches et un peu fripées de la maîtresse et je revenais à ma place avec mon précieux dépôt. Je caressais longuement les couvertures de chacun de ces manuels mystérieux, j’explorais l’état de leurs pages, ils n’étaient ni neufs, ni vieux, j’appartenais à la moyenne de celles qui ne brisaient pas tout mais qui n’étaient pas jugées vraiment à même d’apprécier cet idéal qu’était un livre neuf et vierge qui sentait bon le papier neuf.
Je ne me sentais pas frustrée de leur aspect flétri, je ne les méprisais pas, je les acceptais avec joie et les aimais tels qu’ils étaient avec leurs pages cornées, un peu usés par les autres enfants qui les avaient manipulés avant moi, ils s’inscrivaient en quelque sorte dans une tradition d’effort, j’appartenais à la race de ceux qui apprenaient et ils étaient la seule trace de civilisation dans l’appartement étroit dans lequel je vivais. Oui, j’étais vraiment la seule à les aimer dans mon entourage et je les défendais âprement des tâches de graisse dont ils étaient menacés sur la table de la cuisine quand je faisais mes devoirs pendant que ma mère préparait le repas du soir et les poussait pour se faire de la place.

Lydia n’arrêtait pas de se remémorer seconde par seconde le fatal dîner d’anniversaire chez Nathalie au cours duquel toute sa vie avait basculé. C’était comme un film qu’elle se complaisait à se repasser mentalement sans se lasser, sans qu’aucun détail ne varie d’une fois à l’autre, comme s’il s’agissait d’images gravées dans sa mémoire qui ne pourraient jamais s’effacer. Oui, elle revivait une fois de plus l’instant précis où, pendant cette horrible soirée, elle avait pris la résolution d’en finir, avec ces diners chaque fois plus conventionnels, avec cette obligation morale qui l’ennuyait profondément et qui durait depuis des années.
Elle revoyait Nathalie, le regard plein de tristesse et de reproches contenus, les larmes aux yeux, qui tenait dans ses mains ce fichu cadre que Viviane venait de lui offrir avec une photo où elles étaient toutes les deux il y avait bien des années. Cette sotte prétentieuse n’aurait pas dû improviser au dernier moment un cadeau à la va-vite. Elle s’était trompée bien évidemment, elle l’avait oublié sur le moment mais cette photo qu’elle avait sans doute sortie à la hâte de ses tiroirs, elle l’avait déjà offerte à Nathalie pour un autre anniversaire, juste deux ans auparavant.
Ce fut un drame, un drame auquel Viviane ne s’était pas préparée, tout le monde prit parti contre elle, il y avait longtemps qu’ils en avaient envie, ces jaloux, ces ratés, c’était alors que Lydia avait tout compris, elle revoyait comment Yves, son mari à elle, son amour, avait pris la main de Nathalie, l’avait serrée contre lui, c’était insupportable. Elle respirait avec difficulté, puis soudain ce fut le noir.
Elle secoua la tête, regarda légèrement ahurie autour d’elle, presque surprise de se retrouver dans cette dépendance du Palais de Justice, dans cette petite salle sombre et étouffante, à attendre d’être jugée, enfin elle haussa les épaules d’un geste de profonde lassitude. Etre là ou ailleurs n’avait plus aucune importance pour elle, elle ne regrettait rien, absolument rien. Elle se donnait raison d’avoir agi comme elle l’avait fait, d’avoir eu le courage de ne pas faillir au dernier moment et d’avoir tiré d’une main ferme sur cette maudite femme à bout portant.
Comme elle s’y était attendue, ils l’avaient tous reniée, elle était seule maintenant, plus seule que jamais mais, dans le fond, ce n’était guère nouveau, elle l’avait bien toujours été. Elle n’avait pas à s’étonner si tous ses fameux amis de toujours l’avaient condamnée sans la moindre commisération. Elle n’avait d’ailleurs rien attendu d’autre de leur part, elle avait toujours su qu’ils ne l’avaient jamais aimée, même Yves, son propre mari, cet être indigne qui ne lui avait pas rendu visite une seule fois depuis qu’elle était en prison. A l’évidence, il ne voulait plus rien savoir d’elle, c’était les uniques paroles qu’il avait prononcées quand les policiers étaient venus l’arrêter et il avait tenu parole. Il ne s’était pas senti coupable un seul instant l’infidèle et, tandis qu’elle avait franchi la porte de son appartement les menottes aux poignets devant lui, il n’avait même pas pu maîtriser un soupir qui lui avait été jusqu’au fond du cœur, un méchant soupir où se mélangeaient son dégoût, sa haine et son soulagement de la voir partir. Il ne lui restait plus maintenant qu’à révéler au grand jour la vérité, toute la vérité, démasquer ces hypocrites, dénoncer l’injustice dont elle avait été victime, révéler l’enfer qu’elle avait vécu. Ils n’en sortiraient pas indemnes, non elle les entraînerait dans sa chute. Le moment était venu de leur faire payer leur turpitude, leur pusillanimité, à ces lâches, ils l’avaient bien mérité et elle n’allait pas se priver de tout dire bien haut sans épargner personne, absolument personne.
Elle se mit à sourire, assise bien droite, le regard vide, dans cette salle sale et humide du Palais de Justice en attendant qu’on vienne la chercher pour l’emmener dasn la salle où on allait la juger.
***
Viviane s’essuya la paume de ses mains sur son pantalon, elle ne voulait pas perdre de temps, elle était satisfaite et elle continua à écrire :
Sur le trottoir d’en face du Palais de Justice, à quelques mètres à peine de la pièce où Lydia était enfermée, ils étaient là tous les quatre, assis à la table d’un restaurant encombré et bruyant, endimanchés, comme s’ils s’étaient réunis pour célébrer un grand événement ou comme si on allait leur remettre une médaille. C’était la première fois depuis bien longtemps qu’ils se retrouvaient ainsi ensemble sans les autres, ils se sentaient un peu gênés, mal à l’aise, ils avaient du mal à se regarder en face et ne savaient pas vraiment comment rompre le silence qui s’était installé entre eux. Ce fut Didier qui prit le premier la parole d’une voix nerveuse empreinte d’une colère mal contenue :
– Mais quel besoin avait donc Nathalie de tromper ainsi son mari ? Et Lydia ? Son cas est encore plus pathétique. Vous vous rendez compte de l’histoire dans laquelle nous ont entraînés ces deux folles ? Lydia est vraiment une déséquilibrée, elle l’a d’ailleurs toujours été. Quelle idée a donc bien pu lui passer par la tête ? Maintenant elle nous a tous mis dans de mauvais draps et elle risque en plus de finir sa vie en prison pour rien, pour un simple coup de tête, une lubie. Franchement, Dominique, tu dois être d’accord avec moi, si Catherine avait tué Sophie quand elle t’avait quittée pour moi quand on était étudiants, à quoi cela nous aurait-il avancé ? Ce n’est pas une manière civilisée de régler ses comptes que je sache, on n’est quand même plus à l’âge des cavernes !
Ce n’était encore qu’un début, un simple début, mais, cette fois-ci, Viviane se relisait avec complaisance et sentait qu’elle avait enfin son roman sous sa plume. Ce seraient eux, Didier, Sophie, Dominique et Catherine, les quatre témoins, qui raconteraient cette affligeante histoire, qui jugeraient et condamneraient à la fois Lydia et Nathalie, sans faire aucune différence entre elles. Il ne pouvait en être autrement, ils ne pouvaient éprouver de la compassion pour ces deux criminelles, chacune à leur façon, ni chercher à les comprendre. Ils ramèneraient le drame à leurs petites idées toutes faites, à leur petite mesure, ils minimiseraient le geste désespéré de Lydia, s’érigeraient en centre du monde, se donneraient de l’importance sans avoir la moindre conscience de leur bassesse, ils plastronneraient, entièrement imperméables au ridicule le plus absolu dont ils feraient étalage à chacune de leurs paroles.
Ils formaient un parfait chœur antique, elle les voyait parfaitement bien remplir leurs tristes rôles. Ils seraient les gardiens de l’ordre, la voix de la raison, l’incarnation de toute cette multitude anonyme, de ces gens qui ne prennent jamais aucun risque, qui respectent les lois sans jamais écouter leur cœur, qui étouffent toute passion, tout désir de vivre et se sentent froissés si quelqu’un a le malheur de ne pas se soumettre comme eux à la monotonie d’une petite vie mesquine et bien rangée, d’avoir l’audace de troubler l’ordre des choses.
Oui, c’était bon, vraiment très bon ! Elle se félicitait en se relisant à nouveau. Elle exultait, elle avait même appelé Michel, son éditeur, son vieil ami, pour lui faire part de son projet avant même que ne soit écrite la première ligne, il lui avait aussitôt déclaré que le moment était venu d’avancer sans s’arrêter et lui avait proposé de partir travailler à la campagne dans une maison d’amis à lui qui étaient partis à l’étranger et dont il avait la clef. Elle avait d’abord eu envie de refuser tout net mais elle s’était retenue au dernier moment et lui avait simplement promis d’y réfléchir.
Elle songeait à cette curieuse proposition qui la tentait et l’inquiétait à la fois. Elle n’aimait que la ville et avait instinctivement peur du sentiment de solitude que lui avait toujours inspiré la nature, pourtant ce n’était pas une mauvaise idée, pas du tout même. Vraiment ce nouveau roman allait bouleverser toutes ses habitudes, le petit monde protecteur qu’elle s’était si laborieusement créé et dans lequel elle s’étourdissait pour ne pas se souvenir que sa plume s’était asséchée, bien trop vite, bien trop tôt.
Finalement, cette invitation à partir ailleurs arrivait à point, elle ne répondait que trop bien à son intense besoin de rompre avec son entourage familier, de changer d’adresse pendant quelques temps, de ne plus être près de ce téléphone qui la faisait sursauter chaque fois qu’il sonnait, de ne plus être à la merci d’une visite de Nathalie qui, lasse de l’appeler en vain, pouvait à n’importe quel moment décider de venir frapper à sa porte. Elle frémissait à cette seule pensée, pressentait que si elle la revoyait, son livre pouvait en être compromis, qu’elle n’aurait peut-être pas le courage de lui cacher ce qu’elle était en train d’écrire si elle posait des questions indiscrètes et que, même si elle ne lui en posait pas, elle ne pourrait s’empêcher de la mettre malgré elle involontairement sur la voie par pure honnêteté. Elle ne savait que trop bien qu’elle n’était pas à l’abri d’en dire trop en s’emportant ou en s’attendrissant d’une manière inopportune, elle n’avait aucune confiance en elle. Une mauvaise conscience dont elle ne pouvait se défaire l’assiégeait et la rendait trop vulnérable dès qu’elle éteignait son ordinateur. Elle se posait trop de questions, se demandait constamment si elle n’outrepassait pas ses droits, si elle n’allait pas provoquer une tragédie dont la seule pensée l’atterrait. C’était cela, elle ne pouvait vaincre un sentiment de culpabilité qui lui étreignait la poitrine, elle avait beau dire et beau faire, elle s’estimait responsable à l’avance de tout ce qui pouvait arriver.
Oui, Michel avait bien raison en lui conseillant de quitter la ville, c’était parce qu’elle était trop près de tous ces gens qu’elle avait trop bien connus qu’elle réagissait ainsi ; ils n’étaient pas encore vraiment sortis de sa vie. Elle devait les fuir, c’était la meilleure solution, car malgré tous ses beaux raisonnements, elle n’était pas fière d’elle. Ce qui la gênait réellement, c’était cet ignoble rôle de dénonciatrice qu’elle s’imposait avec ce livre, car c’était exactement ce qu’allaient penser les autres s’ils découvraient ce qu’elle était en train d’écrire et elle ne trouverait aucun argument en sa faveur si elle était amenée à devoir se justifier. Elle ne pouvait nier qu’il y avait une préméditation manifeste de leur porter préjudice dans son projet, elle ne savait que trop à quel point elle allait faire souffrir cette pauvre Nathalie et elle en souffrait avant elle, elle était malgré tout sa plus ancienne amie et c’était leur enfance, tous leurs souvenirs, qu’elle détruisait en racontant cette abominable histoire.
Oui, ce qui la torturait, c’était comment cette amie de toujours allait prendre cette trahison, car c’était une trahison d’une certaine manière, même si l’infidélité de Nathalie lui était indifférente et que ce n’était que par le plus grand des hasards qu’elle avait découvert sa liaison. Paradoxalement, plus elle avait des remords à l’idée de la dénoncer, moins elle avait de doutes à son sujet. Nathalie trompait son mari, tout le lui indiquait, mais Viviane la défendait malgré elle, cherchait à l’épargner, car cette infidélité, ce n’était encore qu’une déduction, logique certes, il n’en restait pas moins qu’elle ne lui avait jamais rien dit, qu’elle ne lui avait fait aucune confidence et Viviane savait qu’elle ne pouvait que la blesser en révélant brusquement son secret de cette façon détournée, perverse.
Elle était lasse de son indécision, de son sens de la morale qui la tourmentait, c’était presque absurde, car elle n’avait guère le choix, c’était Nathalie ou son roman. Pour combattre sa mauvaise conscience et étayer ses raisons, Viviane passait son temps à faire émerger ses souvenirs. Elle découvrait de nouveaux petits faits qui renforçaient ses convictions et l’aventure des deux fautifs se complétait peu à peu d’elle-même, en dépit de sa volonté. En réalité, elle n’inventait rien, elle se limitait à unir des faits épars, à leur donner une cohérence qui avait échappé à tous les regards, un sens, un sens qu’ils avaient toujours eu mais qui était resté soigneusement caché sous des apparences trompeuses et ce qui l’irritait le plus, c’était à quel point elle avait pu être innocemment crédule.
Dans le fond, elle ne faisait que se limiter à une pure déduction objective, presque scientifique et, après l’horrible affront qu’elle avait subi, elle ne devait plus rien à personne. Elle n’inventait rien, vraiment rien. S’arrêter ne servirait à rien ni à personne, car c’était cette quête de la vérité qui était passionnante, cette incroyable découverte d’un monde qu’elle avait toujours eu sous ses yeux et dont elle avait tout ignoré, car tous ces gens auxquels elle n’avait jamais attaché aucune importance, qui lui avaient paru anodins, dépourvus de tout intérêt vivaient soudain sous sa plume, se déchiraient, se détestaient. Elle avait presque peur de tous ces secrets qu’elle n’avait jamais devinés, que sa mémoire avait gardé si fidèlement et qu’elle lui restituait intacts, implacables.
Oui, c’était bien trop surprenant, enivrant même, pour qu’elle se résolve à renoncer à écrire son roman, ce qui pouvait arriver ne la regardait absolument pas et ses appréhensions étaient sans aucun doute absurdes, infantiles. Elle ne pouvait décemment pas s’interdire d’écrire seulement pour un douteux cas de conscience qu’elle s’inventait de toute pièce. Elle devait au contraire apprendre à rester froide, vigilante, sans se laisser emporter par son imagination, par son sentimentalisme, par des fidélités qui n’avaient plus de raisons d’être.
Plus elle y pensait, plus elle était convaincue qu’elle ne faisait que se laisser transporter par un sentiment d’indignation qu’elle ne pouvait endiguer, elle y croyait de plus en plus et n’en revenait pas de sa naïveté, elle s’étonnait de tout ce qu’elle n’avait jamais compris et qui avait pourtant toujours été si flagrant. Oui, elle aurait vraiment tort de se laisser ronger par de vains remords, de s’arrêter dans son élan, il ne s’agissait d’ailleurs plus d’une vile vengeance, elle n’était que le porte-parole de la vérité, elle n’était plus vraiment partie prenante. Pour mener à bien son projet, elle devait écouter Michel, s’éloigner d’eux, leur présence physique qu’elle sentait trop proche l’incommodait, l’empêchait de se concentrer.
Dès qu’elle se levait, elle avait l’impression de vivre dans une maison hantée, quand elle s’asseyait sur le canapé de son salon, elle sentait l’ombre de Nathalie à ses côtés qui s’y était si souvent assise, elle ne pouvait échapper à la sensation désagréable, malsaine, que son amie l’épiait, elle la voyait entrant par la porte un pauvre sourire aux lèvres, s’accoudant à son balcon, mettant de l’eau dans la bouilloire dans sa propre cuisine. C’était un fantôme au visage triste, plein de reproches, qui la suivait dans toutes les pièces, la surveillait de près et se penchait au-dessus de son épaule quand elle était à son ordinateur, elle percevait presque sa respiration trop courte, ses soupirs désolés.
C’était clair, elle devait se dépayser, s’installer entre des murs qu’elle ne connaissait pas, où elle n’avait jamais vécu, où ne surgirait aucun souvenir, aucune ombre du passé. Elle devait le faire sans plus attendre, un sentiment d’urgence s’emparait d’elle, elle se sentait même en danger en restant davantage entre les murs de son appartement. Elle était convaincue qu’ils seraient prêts à tout pour l’empêcher de finir son roman, qu’ils se coaliseraient contre elle s’ils apprenaient ce qu’elle était en train de faire, ce qu’elle avait déjà commencé, et elle était absolument certaine qu’ils mettraient tout en œuvre pour la faire échouer, pour cacher leurs lamentables petits délits, pour lui voler le succès auquel elle aspirait et qu’elle méritait.
D’un geste décidé, elle prit le combiné et fit le numéro de Michel. Le téléphone sonnait, il ne prenait pas l’appareil. Pourvu qu’il ne soit pas sorti ! Mon Dieu ! Pourvu qu’il ne soit pas encore sorti ! Il répondit enfin et, d’une voix entrecupée, sans même lui laisser le temps de la saluer, elle prit précipitamment la parole la première d’un ton abrupt : « Donne-moi les clefs de cette fameuse maison, je vais partir dès demain ! »
Sa manière de parler était loin d’être naturelle et elle perçut une surprise légèrement inquiète danos la voix de Michel quand il lui répondit. Les battements de son cœur s’accéléraient, elle imaginait toutes les questions qu’il n’osait pas lui poser, elle parlait vite, trop vite. Elle improvisait des raisons qui sonnaient faux. Elle s’en voulait d’être si maladroite mais elle ne pouvait vraiment pas lui dire la vérité, lui dire que ses personnages n’étaient pas une simple fiction, qu’ils pouvaient l’empêcher d’écrire, il perdrait confiance en elle, penserait qu’elle avait perdu la raison.
Il ne lui fit cependant aucune objection et ils se mirent très vite d’accord. Il lui laisserait la clef, des consignes et un plan pour la route dans sa boîte aux lettres en se rendant à un dîner chez des amis. Elle inventa une invitation inexistante pour ne pas avoir à le rencontrer, à devoir soutenir son regard, elle fuyait, elle fuyait tous les gens qu’elle connaissait, désespérément, qu’ils soient amis ou ennemis, ils étaient tous aussi dangereux, ils appartenaient à un univers qu’elle devait momentanément quitter, les uns lui rappelaient les autres, ils allaient chacun à leur manière l’empêcher de créer son œuvre. Elle devait partir loin, ne plus continuer à s’exposer à des situations qu’elle ne saurait pas surmonter.

– Je la déteste ! Comme je la déteste avec son air suffisant et hautain, avec son petit sourire méprisant aux lèvres ! Elle n’avait pas le droit de me traiter de la sorte, je ne l’ai pas mérité. Non, je ne l’ai vraiment pas mérité.
Pressée entre des gens qu’elle ne connaissait pas, sans même sentir l’aspiration douce et progressive qui la descendait du douzième étage et les yeux fixés sur la porte hermétiquement close de l’ascenseur, elle martelait inlassablement ces mots dans sa tête, comme pour se convaincre de l’injustice dont elle était victime.
Comme elle aurait aimé chasser Françoise de ses pensées, ne serait-ce que quelques secondes ! Comme elle lui en voulait, terriblement, mais, surtout, comme elle s’en voulait, à elle ! Car, une fois de plus c’était elle, et elle seule, l’unique responsable de ce qui venait de lui arriver. Oui, c’était de sa faute si elle perdait le contrôle de ses nerfs juste quand elle ne le devait pas, si elle ne savait pas réprimer cette rage qui s’emparait d’elle et la dominait quand elle était face à tous ces gens si imbus d’eux-mêmes, sans conscience aucune, et qui la poussaient inévitablement à bout. C’était alors qu’elle lançait malgré elle au visage de ces impertinents les mots qu’elle savait qu’il fallait surtout ne pas dire. Oui, c’était plus fort qu’elle, mais c’était pourtant bien toujours elle qui, convaincue à l’avance de son imminente défaite, pour en finir plus vite, précipitait l’invariable refus et fonçait tête baissée vers le désastre.
Mentalement, elle reconstituait la conversation qu’elle venait d’avoir avec Françoise, elle en changeait le cours, la finissait à son avantage et son angoisse ne cessait de croître. La colère l’aveuglait et elle comprenait ces fureurs intérieures qui mènent au meurtre. Que ne ferait-elle pour pouvoir tout recommencer et dire clairement ce qu’elle pensait ? Pourquoi d’ailleurs ne pas remonter tout de suite ? Cette idée la tentait et l’effrayait en même temps, elle savait pertinemment qu’elle en était incapable et, pour avoir moins honte de sa lâcheté, elle se donnait des raisons d’attendre, de retarder l’affrontement, elle finissait par presque se convaincre qu’une fois à la maison, à l’abri des regards pervers et des oreilles indiscrètes, après avoir bien soigneusement préparé son discours et recouvré ses esprits, ce serait alors le moment de téléphoner, de régler ses comptes, de crever l’abcès qui l’étouffait, d’avoir le dernier mot. Un rictus nerveux lui fit trembler les lèvres, non, c’était encore faux, Françoise ne la laisserait jamais même finir sa première phrase, elle aurait beau jeu de raccrocher sans même daigner l’écouter.
Françoise marchait mécaniquement dans le couloir, son dossier à la main, enfermée dans ses propres pensées. Elle avait la démarche rapide des gens occupés et saluait machinalement les collègues qu’elle croisait, mais elle avait du mal à se ressaisir après la scène qu’elle venait de subir dans son bureau. Elle avait d’ailleurs du mal à y croire, cette femme était dangereuse, ce qu’elle lui avait dit dépassait l’entendement. Comment d’ailleurs avait-elle pu la retrouver après tant d’années ? Qu’est-ce qu’elle était venue faire dans son bureau ?
Evidemment, Marie avait essayé tant bien que mal de dissimuler ses intentions, elle s’était perdue dans des explications embrouillées et avait tenu des propos incohérents, mais, à la fin, sans pouvoir dissimuler davantage, elle n’avait pas su se retenir et avait fini par l’insulter, la menacer. Françoise était encore sous le coup de cet épouvantable éclat.
Pour quelle raison cette femme était-elle disposée à éventer de vieilles affaires d’il y avait plus de dix ans et qui n’avaient probablement plus guère d’importance ? Pour se venger. C’était la seule explication plausible. Mais de quoi prétendait-elle se venger ? De ses propres désillusions sans doute. C’était inimaginable après tant d’années ! A qui prétendait-elle exactement s’en prendre ? A Jean-Pierre ? A Nadine ? A elle ou à d’autres dont elle avait tu le nom ? Marie lui avait menti bien entendu et elle se trompait si elle croyait qu’elle allait tomber dans un piège aussi grossier. De toutes manières, même si elle les avait connues, en aucun cas elle ne lui aurait donné les adresses de Jean-Pierre ou de qui que ce soit d’autre.
Elle éprouvait un sourd malaise, mais décida d’évincer provisoirement ces images troublantes de ses pensées, cette réunion improvisée ne lui disait rien de bon. Après, après, ce serait peut-être une bonne idée de songer à agir, on ne savait jamais, elle devrait sans doute essayer de localiser tous ces gens qu’elle avait perdus de vue il y avait des années au cas où les événements prendraient une mauvaise tournure, surtout Jean-Pierre, il était évident que Marie lui en voulait terriblement, oui, elle devait certainement le mettre en garde. Il y avait si longtemps qu’elle avait cessé de les fréquenter les uns et les autres qu’elle ne savait vraiment pas comment elle allait s’y prendre pour les retrouver, ce ne serait certainement pas facile. Françoise était arrivée, elle soupira profondément avant de pousser la porte de la salle de conférences.
L’ascenseur s’était arrêté et les portes s’ouvrirent sur la pénombre du hall. Plusieurs personnes attendaient, Marie semblait ne pas s’en apercevoir, elle restait sur place immobile au beau milieu de la cabine, sans faire le moindre geste et, au dernier moment, elle sortit en se frayant à grand-peine un chemin à contre-courant puis s’arrêta devant les portes automatiques qui se refermaient derrière elle, le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine. A travers les larges vitres de la façade, elle regardait la foule indifférente déambuler dans la rue, elle s’en approcha tout doucement et resta sur le seuil un long moment, abasourdie par ce mouvement incessant, indécise, comme découragée de tout, puis, comme on se jette à l’eau, elle finit par franchir la porte, en fermant les yeux. Une fois dehors, elle se mit à aller et venir nerveusement comme si elle ne savait où diriger ses pas et, soudain, d’un mouvement brusque, elle s’approcha du bord du trottoir et héla un taxi.
– C’était pourtant simple ! Je m’étais pourtant juré de garder mon sang-froid !
Blottie sur le siège arrière de la voiture, elle marmonnait sans s’en apercevoir en ressassant inlassablement les mêmes vaines pensées, elle rougissait au souvenir de l’humiliation qu’elle venait de subir sans pouvoir chasser de sa mémoire ces images qui la poursuivaient. L’autre, si sûre d’elle, assise derrière son bureau, parcourant nonchalamment des yeux les papiers étalés devant elle, avec l’air ennuyé de quelqu’un qui avait conscience de perdre son temps tout en étant beaucoup trop polie pour le dire ; impassible et silencieuse, elle attendait manifestement que son interlocutrice prenne toute seule conscience de l’inutilité de sa démarche et ait le bon goût de mettre un terme à cet entretien absurde pour leur permettre à toutes deux de rester dans les limites du bon goût et de la correction.
Mon Dieu ! Comme cette attitude pleine de suffisance la révoltait ! Comme elle regrettait de ne pas avoir su, elle aussi, prendre ses distances, être ironique, ou de ne pas avoir servi à cette impertinente deux ou trois petites vérités au bon moment ! Mais, non, devant les réticences manifestes de Françoise, elle avait essayé de l’amadouer en la prenant par les sentiments, elle avait parlé des liens qui les avaient unies, de leurs années d’étudiantes ; elle savait pourtant que c’était une grossière erreur, un procédé bon marché qui n’avait aucune chance d’attendrir une femme sans cœur comme celle qu’elle avait devant elle.
Bien évidemment, tout avait été vain, ses efforts n’avaient servi à rien, ni le soin qu’elle avait pris de la ménager, ni son désarroi qu’elle avait essayé de cacher mais qui devait cependant être perceptible, ni qu’elle se soit gardée de quémander des faveurs impossibles. C’était tout à fait injuste que Françoise se soit méfiée d’elle dès les premiers mots. Elle ne lui avait pourtant pas demandé grand chose, non, elle n’avait en aucune façon mérité d’être traitée avec une telle hauteur, comme une domestique prise en faute et que l’on renvoie sans lui laisser même le temps de s’expliquer. Ce n’était pourtant pas un crime de s’enquérir d’adresses d’amis communs perdus de vue depuis longtemps, mais il ne fallait jamais montrer ses cartes à moitié. Elle le savait parfaitement.
Comme Françoise avait eu finalement la partie belle ! Marie avait senti toutes ses pensées mises à nu par cette femme qui avait lu d’emblée ses intentions dans son regard. Il lui avait été facile de se faire appeler par téléphone pour se débarrasser d’elle ! La secrétaire devait avoir des ordres. Une affaire urgente ! Bien sûr, dans un cas pareil, il y a toujours des affaires urgentes pour vous sauver des importuns. Elle aurait pu profiter, elle aussi, de cette fausse excuse. Ce n’était, après tout, qu’une interruption apparemment involontaire, oui, elle aurait pu lui dire qu’elle comprenait, qu’elle regrettait de l’avoir dérangée à si mauvais moment, en profiter pour lui proposer poliment de la revoir un peu plus tard dans la journée, quand Françoise aurait un moment libre, l’inviter à prendre tranquillement un café en dehors du bureau ! C’était un prétexte comme un autre, mais ses idées s’étaient brouillées, elle avait cédé à l’angoisse qui montait en elle et elle s’était emportée. Des remarques acerbes qui se voulaient ironiques et des menaces larvées avaient précédé les larmes qu’elle n’était pas arrivée à contenir et, pour finir, à bout d’arguments, elle l’avait insultée. L’autre, debout, la main sur la poignée de la porte avait eu beau jeu de sourire et de partir sans un mot. Elle n’avait dû avoir aucun remords à la laisser au milieu de son discours enflammé, sans lui accorder un seul regard. Une fois arrivée devant chez elle, seule sur le trottoir après avoir payé le taxi, elle essayait de se redresser, elle savait qu’elle allait devoir encore se contenir pendant un bref instant et elle calculait tous ses gestes avant de pouvoir donner libre cours à son désespoir, oui, elle devait encore ouvrir la porte de la rue, monter jusqu’à son appartement et s’y enfermer à double tour pour se protéger contre ce monde hostile qui n’avait que faire d’elle et qui la repoussait si cruellement.
Marie, enfin chez elle, avait refermé le verrou à double tour. Elle ne faisait pas un geste debout au milieu du salon en reprenant lentement son souffle, elle essayait de se rappeler si elle avait rencontré des voisins en montant, il lui semblait avoir croisé une femme dans le couloir et l’avoir sentie se retourner sur elle pendant qu’elle ouvrait sa porte. Elle hocha la tête, c’était sans importance, ils pouvaient bien penser d’elle ce qu’ils voulaient, tous autant qu’ils étaient ! Au point où en étaient les choses, Marie se moquait de l’opinion de tous ces gens qui ne cherchaient qu’à lui nuire.
Les palpitations de son cœur l’opprimaient, elle aurait voulu crier, seulement pour entendre sa propre voix, mais aucun son articulé ne franchissait la barrière de ses lèvres, elle ressentait une impression de néant l’envahir, rien, il ne lui restait plus rien, plus de cris, plus de larmes, plus de pensées. Elle ferma les yeux pour s’écouter respirer, son souffle agité et ses gémissements l’alarmaient. Elle s’observait, sans comprendre ce qui lui arrivait. Un animal traqué et épuisé, voilà ce qu’elle était. Elle essayait en vain de se calmer, mais ne pouvait juguler la peur qui l’envahissait à l’idée de l’avenir incertain qu’elle pressentait devant elle ; elle allait finir par succomber au désespoir à un moment ou à un autre, elle le devinait. Pourquoi tout le monde s’acharnait-il ainsi contre elle ? Qu’avait-elle de si différent ? C’était injuste. Il n’y aurait donc personne pour l’écouter, avoir pitié d’elle ? Sa raison allait-elle chavirer ? Que leur avait-elle fait à tous ?
Nerveusement, sans songer à s’asseoir, de la table au canapé et du canapé à la table, elle arpentait la pièce sans relâche. La scène dans le bureau de Françoise la poursuivait, lui revenait à la mémoire dans le plus grand désordre. Elle revoyait l’image de cette femme qu’elle avait un jour considérée comme sa meilleure et unique amie, dressée devant elle, qui la regardait avec une telle dureté, cette seule image la faisait à nouveau frémir tout entière. Mon Dieu, ce regard ! Françoise n’avait même pas daigné lui adresser la parole, mais il n’était pas difficile de deviner ce qu’elle était en train de penser, la satisfaction qu’elle avait ressentie à la vue de sa déchéance, de ses vêtements trop bien repassés mais combien démodés, non, elle n’avait pas pu la tromper une seule seconde. Marie sentait monter en elle un désir fou de faire souffrir cette femme trop sûre d’elle, de l’avoir à sa merci, ce ne serait après tout qu’un juste retour des choses.
Elle devait malgré tout reconnaître que c’était encore une fois de sa faute si elle s’était fait si facilement remettre à sa place, que ça avait été de la naïveté de sa part de croire une seule seconde que Françoise la comprendrait, s’empresserait de voler à son secours, oui, elle aurait dû savoir qu’elle n’avait plus rien à voir avec la jeune fille souriante et compatissante qu’elle avait connue autrefois. Il n’était pas difficile de lire sur son visage, combien son cœur s’était endurci, à quel point elle avait changé, perdu toute compassion, toute spontanéité, et comme elle devait se moquer d’elle maintenant. Jamais, non vraiment jamais, personne ne l’avait tant humiliée.
Elle ne cessait d’aller et venir, insensible à la fatigue de cette journée éprouvante. Elle s’était arrêtée plusieurs fois devant la petite table où était posé le téléphone, elle avait eu envie de décrocher, d’appeler, mais elle n’avait personne à qui appeler, surtout pas à Françoise, Françoise dont elle connaissait pourtant si bien le numéro, ce numéro qu’elle avait fait et refait si souvent ces derniers mois en raccrochant dès qu’elle entendait sa voix, parfois elle prolongeait le plaisir quand elle sentait grandir la nervosité de son interlocutrice, quand elle sentait naître son inquiétude à l’autre bout du fil.
Nerveusement, elle tourna le dos et repartit en sens inverse, ses pas la conduisaient maintenant dans tous les recoins de la pièce, elle contournait la table, bousculait une chaise sur son passage puis, brusquement, revenait sur ses pas. Elle sortit du salon, sans même s’en apercevoir, alla dans la cuisine, poussa dans son élan la porte de la salle de bain et, enfin, celle de sa chambre. Toutes les portes des pièces de l’appartement étaient à présent grand ouvertes et Marie se mit à geindre faiblement en proie à un sentiment d’angoisse qui la dominait toute entière et qui la poussait à continuer à parcourir inlassablement l’appartement dans tous les sens.
“Tourner comme un lion en cage”, cette expression lui hantait l’esprit, elle se la répétait sans s’en rendre compte, sans plus y attacher de sens, ce n’était plus que des sons étranges qu’elle articulait mécaniquement. Non, elle n’arrivait pas à se concentrer, des images, des phrases lui revenaient à la mémoire par bribes, elle cherchait ce qu’elle avait dit, qu’avait-elle dit exactement ? Elle était incapable de s’en souvenir, de retrouver ses propres paroles. Elle avait l’impression de perdre pied à chaque minute davantage, elle luttait pour rétablir sa raison chancelante et pour ne pas succomber totalement à la crise qu’elle sentait monter en elle, elle s’obligea à repasser en revue dans l’ordre, pour l’énième fois, tous les événements de la journée.
Ce matin, elle s’était levée normalement, elle se sentait bien, elle était même contente. Quand elle était sortie de la maison, elle avait salué un voisin dans l’entrée et échangé quelques mots avec lui, il y avait bien longtemps qu’elle ne s’était pas montrée aussi aimable. Vraiment, rien ne laissait présager le désastre qui la guettait, ni cette anxiété qu’elle ne pouvait vaincre et qui l’habitait maintenant tout entière. Elle devait absolument se calmer. Cesser de marcher. Cesser de souffrir.
En passant dans sa chambre elle s’arrêta devant un miroir, elle y regarda son reflet et ne se reconnut pas. Non, ce n’était pas elle, ce visage défait, ces mèches qui allaient dans tous les sens, ces joues rouges, ce regard perdu, non, ce ne pouvait pas être elle ; étonnée de sa propre image, elle se retourna, comme pour s’assurer qu’elle ne se trompait pas, qu’il n’y avait personne d’autre dans la pièce. Elle éprouva une très profonde pitié pour cette femme vaincue, accablée, aux traits marqués par la tristesse et l’amertume. La voix brisée, elle lui parla doucement à haute voix, comme pour la consoler : “Qu’a-t-on donc fait de toi ?”
Le sentiment de panique qui s’était emparé d’elle grandissait, elle n’en connaissait plus exactement les raisons mais, simplement, elle ne voulait plus se voir, elle avait peur de son reflet, de l’effroi qu’il lui inspirait et elle reprit sa marche désordonnée qui ne la conduisait nulle part. De nouveau dans sa chambre, elle menait contre elle-même une lutte désespérée, pour ne pas perdre définitivement conscience de ce qu’elle faisait, d’où elle se trouvait, de ce qui lui était arrivé mais, soudain, ses forces l’abandonnèrent et elle s’affala sur son lit. Incapable de se relever, elle se sentit partir dans l’inconscience au milieu de hoquets et de larmes qui recommençaient à couler. Fuir, s’enfuir loin, recommencer…, des souvenirs flous se succédaient, se mélangeaient, des visages qui semblaient se moquer d’elle et se déformaient lui apparaissaient dans le plus grand désordre.

Le regard fixe, tapie dans un coin de la pièce, elle était assise immobile dans l’obscurité, recroquevillée sur elle-même dans un vieux fauteuil de velours, en laissant se consumer des cigarettes qu’elle allumait les unes après les autres et qu’elle laissait ensuite s’éteindre sans presque y toucher, sans même sembler s’apercevoir que le cendrier était plein. La lumière clignotante verte et rouge d’un panneau publicitaire venant de la rue illuminait la chambre aux meubles dépareillés de manière intermittente et donnait à son visage une étrange expression de rescapée d’on ne savait quel naufrage, d’unique survivante d’une épouvantable catastrophe. Elle paraissait voguer à la dérive loin de son univers familier, perdue dans une rêverie sans fin, totalement insensible à la laideur de l’endroit où elle se trouvait.
Ses cheveux en désordre étaient d’une couleur presque indéfinissable, plusieurs couches de teintures maladroitement appliquées se mélangeaient et accentuaient son aspect négligé. Nerveusement, elle marmonnait des sons inarticulés en tournant entre ses doigts de petites boules de peluche de laine qu’elle arrachait à son immense pull informe et qu’elle jetait ensuite mécaniquement dans le cendrier au milieu des mégots. Seules ses mains semblaient vivantes, de longues mains aux ongles vernis d’un rouge brillant, des mains soignées qui paraissaient avoir une vie propre, ne pas lui appartenir. Un sourire éclaira un instant faiblement son visage exténué, un sourire plein d’amertume, comme si elle venait de remporter une victoire qui l’avait brisée après un dur combat qu’elle avait longtemps cru perdu.
Lentement, très lentement, les mains crispées sur l’accoudoir de son fauteuil, elle avala la fumée d’une bouffée de cigarette qui lui irrita la gorge et la fit toussoter comme si elle accomplissait ainsi un sacrifice nécessaire à une obscure vengeance et s’était fait un devoir d’enfreindre cet ultime interdit.
Oui, c’était fini, fini à jamais cette tyrannie qui lui avait gâché ses meilleures années, elle avait quand même eu le courage d’échapper à cette prison dans laquelle elle étouffait depuis si longtemps ; désormais elle n’avait plus à obéir à personne ni à supporter cette existence vide et monotone qui n’aurait jamais dû être la sienne. Elle hochait la tête de droite à gauche comme si elle pouvait à peine croire qu’elle était parvenue à trouver la force de rompre ces liens odieux et dénaturés mais, c’était pourtant vrai, elle avait quand même fini par fuir cet univers étriqué qui lui avait été échu et qu’elle était arrivée à détester. Elle n’avait plus maintenant qu’à rester là où elle était, sans bouger, le temps qu’il fallait, dans cette pièce infecte où elle s’était volontairement retirée du monde jusqu’au moment où sa nouvelle vie commencerait, cette nouvelle vie tant désirée qui, le moment venu, se mettrait miraculeusement en marche d’elle-même comme une horloge de contes de fées dans un château enchanté.
Jusqu’à ce moment magique, elle devait s’armer de patience, tout son avenir dépendait de la manière dont elle allait résister à cette épreuve. D’une façon obsessionnelle, en chantonnant tout bas, elle susurrait des petites phrases, comme des sortes de slogans, toujours les mêmes, sur un ton lancinant, seulement pour occuper son esprit et assujettir son imagination qui lui tendait continuellement des pièges.
Elle avait eu raison de partir, bien raison, elle avait même beaucoup trop attendu, bien trop ; en fait il y avait très très longtemps qu’elle aurait dû briser ses chaînes. Elle prenait de fermes résolutions, se traçait sa conduite. Elle devait renoncer à toute volonté propre, maîtriser cette sournoise angoisse qui l’habitait, se laisser dorénavant porter par le cours des événements, sans chercher à les modeler ni à intervenir. Elle avait d’ailleurs toujours su ce qu’elle aurait à faire quand le moment serait enfin venu et elle s’était longuement entraînée à ce défi qu’elle venait de se lancer.
C’était simple, très simple, elle devait se contenter d’attendre, d’attendre le temps qu’il fallait le signal secret de sa libération dans cet espace incertain où, dans l’ombre et le silence, sa vie se transformait, où elle changeait de destin. Oui, c’était bien une longue métamorphose qui s’opérait en elle et elle devait se garder de l’interrompre prématurément, car elle n’était pas encore totalement sauve. C’était un dur labeur en vérité que de se retirer ainsi doucement de son corps et de son âme pour laisser sa mémoire effacer à son gré tout ce qu’elle avait connu, ce qu’elle avait été, faire définitivement table rase de toutes ces années si tristement gaspillées !
Elle se berçait doucement en continuant à bredouiller des propos incompréhensibles à mi-voix, se tranquillisait en fermant les yeux ; elle n’avait plus rien à craindre, elle était désormais hors d’atteinte, ses ennemis ne pouvaient plus lui faire aucun mal. Cette retraite qu’elle s’était imposée demandait certes de l’endurance, mais c’était comme un rite de purification et le sentiment qu’elle était à l’abri de tout danger l’apaisait, la remplissait d’une grande paix intérieure, pourtant elle était secouée par moments d’un rire saccadé, presque démoniaque. Malgré elle, des images qui l’horrifiaient surgissaient dans son esprit troublé et l’effort qu’elle faisait pour repousser leurs cruels assauts l’épuisait. C’était la preuve qu’elle n’était pas encore totalement détachée de tout ce qu’elle venait d’abandonner. Le passé déferlait, l’envahissait par vagues successives et elle luttait avec l’énergie du désespoir contre ces épouvantables fantômes pour que ces souvenirs détestables s’anéantissent définitivement d’eux-mêmes dans l’oubli.
Soudain elle changea de position, s’agita, inquiète. Que se passait-il donc ? Depuis quelques instants le charme s’était rompu, elle n’arrivait plus à retrouver cette sensation de vide intérieur dans lequel elle s’assoupissait, des idées incongrues surgissaient de plus en plus nombreuses du fond de sa conscience, de manière désordonnée, l’attaquaient de toutes parts sans qu’elle puisse les dominer, elle se rendait compte qu’elles gagnaient du terrain, qu’elles la déviaient de son chemin. Elles étaient hélas parvenues à s’insinuer traîtreusement dans son esprit, ça n’avait d’abord été que de petites images fugaces auxquelles elle n’avait pas pris garde, puis elles s’étaient soudain multipliées ; elle essayait bien de leur échapper tant elles étaient inquiétantes mais l’affolement la gagnait et elle ne parvenait pas à contrôler la confusion qui s’emparait d’elle.
Pourquoi donc cherchait-elle encore à savoir ce que son mari et ses enfants avaient fait quand ils avaient constaté sa fuite ? Malgré elle, elle pensait à eux, elle imaginait leur étonnement, leur courroux en ne la trouvant pas sagement au logis comme à son habitude, elle entendait le son fébrile de leurs voix qui s’interrogeaient. Elle se mit les mains sur les yeux comme pour se protéger de la violence de leur emportement, mais une scène s’imposait finalement à son esprit et c’était comme si elle se retrouvait parmi eux, en témoin invisible.
Le téléphone sonnait sans répit dans le salon où ils étaient tous réunis. Ils étaient outrés de son manque de ponctualité, de son absence totale du sens du devoir, ils la critiquaient durement, elle entendait les mots blessants qu’ils proféraient à son encontre, leur dépit, leur colère qu’ils ne cherchaient pas à contenir. Elle n’était pas surprise de leur hostilité, elle avait toujours su qu’ils ne l’aimaient pas, puis la vision s’effaçait et, sans songer à prévenir le désastre imminent, elle se mit alors à imaginer volontairement la suite.
Ce n’était évidemment qu’un jeu pour elle qui les connaissait si bien, scandalisés de son inconduite, ils juraient de se venger de son audace, se promettaient qu’elle ne s’en tirerait pas à si bon compte, qu’ils la ramèneraient au foyer coûte que coûte, qu’ils iraient la rechercher jusqu’au fond de l’enfer si c’était nécessaire, même s’ils n’avaient, eux non plus, aucune envie réelle de la revoir, car ils n’agissaient ainsi bien entendu que pour avoir le dernier mot et leur indignation n’était en définitive qu’une pure hypocrisie. Elle rit sardoniquement, jamais ils ne la retrouveraient, ces êtres abjects n’avaient plus aucun pouvoir sur elle, leurs absurdes tentatives ne pouvaient qu’être vaines, même s’ils ne le savaient pas encore.
Bien sûr, ils s’étaient comportés comme elle avait toujours pensé qu’ils le feraient, ils n’avaient pas cherché un seul instant à la comprendre, ils s’étaient seulement sentis blessés, lésés dans leur amour-propre ; oui, c’était bien cela, ils étaient offensés, submergés par une rage impuissante parce qu’elle leur avait échappé et ils allaient s’obstiner pendant quelque temps à la poursuivre, par pur esprit de contradiction. Pourtant, très vite, elle en était bien certaine, ils n’allaient pas tarder à s’apercevoir qu’ils vivaient beaucoup mieux sans elle, puis, insensiblement, ils se réjouiraient de son absence et finiraient bien un jour ou l’autre par renoncer d’eux-mêmes à leurs prétentions de la faire rentrer au bercail. Un beau matin, sans se l’avouer, ils se rendraient compte qu’ils ne pensaient plus guère à elle, qu’ils avaient même déjà commencé à oublier les traits de son visage.
Elle secouait la tête de droite à gauche pour chasser ces pensées maudites, elle ne devait pas se raconter ces tristes histoires qui l’éloignaient de son but, qui l’obligeaient à regarder en arrière. C’était de sa faute si elle ressentait cette anxiété, elle n’avait pas compris assez tôt qu’elle devait s’en aller et elle leur avait donné trop de pouvoir sur elle. Ils résistaient maintenant, farouchement, ils ne voulaient pas abandonner volontairement la partie mais, quoi qu’ils fassent, leurs efforts ne seraient pas couronnés de succès, car c’était elle en définitive la maîtresse des liens qui les unissaient et ils ne pouvaient plus rien faire contre elle, plus rien du tout. Elle savait pertinemment qu’ils n’existaient plus que dans son esprit et que, quand elle cesserait définitivement de penser à eux, à leur tour ils feraient de même. Alors, seulement alors, elle serait libre. Elle se félicitait des immenses progrès qu’elle faisait pour les évincer de son cœur chaque fois qu’ils la hantaient de la sorte. Elle ne tarderait certainement plus très longtemps à gagner la partie.
Comme elle avait sommeil ! Dormir ! Si elle pouvait seulement dormir quelques heures sans rêver ! Elle reprendrait des forces et se libérerait définitivement de ses tristes fantasmes, mais elle n’osait pas, elle ne savait que trop bien que c’était précisément le moment qu’ils choisissaient pour s’introduire dans son cœur à son insu. Bien sûr, tous ces événements étaient encore trop récents, beaucoup trop récents, peut-être dans un jour ou deux, si elle continuait à se battre aussi courageusement, allait-elle enfin arriver à se débarrasser définitivement de ces indésirables ?
Comment osaient-ils d’ailleurs résister de la sorte ? Elle ne les avait jamais aimés et, eux non plus, ils ne l’avaient jamais aimée, mais ils n’avaient évidemment jamais voulu reconnaître l’affligeante vérité, qu’ils n’étaient pour elle que des ombres, que des parasites qui l’empêchaient de vivre sa vraie vie, qui l’avaient réduite à un esclavage dégradant et ils prétendaient maintenant continuer à la persécuter, pour rien, seulement pour lui donner des remords. Elle leur en voulait de ne jamais avoir compris quand ils devaient la laisser tranquille, comme en ce même moment. Pourquoi, mais pourquoi s’entêtaient-ils encore si méchamment à la torturer de la sorte ? Par bravade ?
En changeant nerveusement de position pour chasser de son esprit ces gens perfides, elle reprit totalement conscience de l’endroit où elle se trouvait, en éprouva une vive contrariété et fit du regard le tour de la chambre. Depuis quand exactement était-elle enfermée dans cette horrible pièce ? Elle avait perdu la notion des heures et des jours, sa montre s’était arrêtée et elle ne l’avait pas remontée comme si ce nouveau temps dans lequel elle était entrée n’était plus fait pour cet humble objet témoin de son passé dont le rôle était terminé, dont elle n’avait désormais plus besoin.
Elle soupirait, se lamentait maintenant sur le sort adverse qui semblait s’acharner contre elle, elle avait pourtant tout fait pour mener sa tâche à bien mais c’était une tâche ardue, ingrate ; souvent, trop souvent, on la dérangeait, on frappait à sa porte et, le matin, elle devait abandonner son piètre refuge pour laisser nettoyer sa chambre. Toutes ces interruptions lui portaient préjudice, l’empêchaient de se concentrer.
Elle n’aimait pas cet hôtel où elle s’était réfugiée, elle n’aimait pas non plus le regard curieux de la femme de chambre qui la suivait des yeux quand elle s’éloignait de quelques pas dans le couloir pour lui laisser faire son travail, ni ses réflexions déplacées. Elle payait sa chambre, cette employée subalterne n’avait pas le droit de l’importuner ni de lui poser des questions indiscrètes. Pourquoi ne descendait-elle pas dans le salon de l’hôtel ou au bar ? Elle y serait mieux. Qu’en savait-elle ? De quoi se mêlait-elle ? Pourquoi se permettait-elle de lui donner des conseils ? Comme les autres, elle voulait s’ingérer dans ses affaires, lui faire la leçon, lui dire ce qu’elle devait ou ne devait pas faire. Elle la détestait elle aussi, comme les autres, sans raison précise, mais elle la détestait profondément, instinctivement elle savait que c’était une ennemie ; le matin, elle guettait ses pas et quand elle entendait cette fouineuse se rapprocher de sa chambre, elle était toujours prête à sortir avant même qu’elle ne frappe à la porte.
Non, elle n’en finirait jamais si on l’interrompait si souvent, elle ne voulait voir personne, ce n’était pas difficile à comprendre. Pourquoi ne pouvait-on donc pas la laisser en paix ? Elle n’aurait jamais cru que cette attente serait aussi compliquée et aussi douloureuse. Elle referma les yeux, soupira profondément à nouveau, découragée, le charme était hélas définitivement rompu, elle pouvait tout aussi bien s’exposer au danger du sommeil, en profiter maintenant pour dormir puisqu’elle n’arrivait plus à calmer ses esprits, que tout était une fois de plus compromis.
En laissant échapper une plainte déchirante, elle se leva, fit quelques pas incertains vers le lit, hocha la tête ; hélas, elle n’avait plus qu’à se résigner, elle ne pouvait pas indéfiniment lutter contre ce besoin de dormir, mais elle tremblait d’effroi à l’idée de baisser la garde et de se retrouver au réveil au point de départ. Cet engourdissement du corps et de l’esprit qui s’était emparé d’elle était pourtant presque insoutenable, elle se savait sur le point de succomber, il y avait au moins déjà deux nuits qu’elle s’empêchait de sombrer dans le sommeil pour éviter ces horribles songes qui la ramenaient vers ce passé exécrable, car à peine était-elle endormie qu’ils en profitaient pour reprendre leur siège. C’était pour se protéger de ces douloureux cauchemars qu’elle avait renoncé à s’allonger dans son lit et, depuis deux jours, assise dans l’unique fauteuil de la chambre, elle s’était obligée à ne pas fermer les yeux, à ne pas se laisser vaincre par la fatigue, à veiller jalousement sur ce sentiment de vide qui devait la sauver, la régénérer. Elle exhala un profond soupir en s’étirant tant elle se sentait lasse, elle se promettait qu’après, quand elle serait libre, elle se rattraperait, elle dormirait des jours entiers si elle en avait besoin.
Dans un ultime effort, elle revint sur ses pas et se rassit brusquement, elle essaya pendant quelques secondes de s’obliger à ne penser à rien mais, non, tout était inutile, un sentiment d’impatience la débordait, elle en aurait pleuré de rage. Comme il était difficile de recouvrir la liberté !
Elle dodelinait déjà de la tête, toujours affalée dans le fauteuil, quand une sensation de faim lui tordit soudain les entrailles et la réveilla complètement, c’était une douleur aiguë, une punition supplémentaire qui arrivait à un bien mauvais moment car, au milieu de la nuit, personne ne se dérangerait dans cet hôtel misérable pour lui apporter à manger, elle se rendit alors compte qu’elle n’avait rien pris de la journée, qu’elle n’y avait même pas pensé.
Elle avait eu tort, elle devait accepter ses propres limitations, ce combat qu’elle se livrait à elle-même, pouvait malheureusement se prolonger beaucoup plus longtemps qu’elle ne l’avait prévu, elle aurait dû mieux s’organiser, elle avait envie de pleurer de son manque de prévoyance. Elle avait seulement fui, éperdue, et elle avait cru dans sa naïveté que dès qu’elle se serait éloignée ne serait-ce que de quelques rues, le passé s’évanouirait comme un mauvais rêve au matin, que ce serait rapide, qu’elle n’avait qu’à fermer la porte sur la triste petite vie qu’elle avait menée pour que tout change, mais l’expérience lui démontrait qu’elle s’était trompée, du tout au tout. Elle devait à tout prix se ressaisir, s’obliger à penser à tout, à ne surtout pas attirer l’attention sur elle par un comportement excentrique, à se méfier des gens de cet hôtel qui l’observaient sournoisement, qui la surveillaient chaque jour davantage, elle s’en rendait bien compte, ils pouvaient lui porter préjudice, ils pouvaient appeler la police, la dénoncer et ce serait une véritable catastrophe.
Une colère froide s’empara d’elle, elle devait se secouer, agir sans plus attendre, le lendemain elle se doucherait et sortirait faire des courses avant que cette employée trop curieuse ne vienne faire sa chambre et, quand tout serait calme, elle reviendrait avec ses provisions pour ne plus être prise au dépourvu, comme cette nuit qui n’en finissait pas ; non, elle ne devait plus jamais s’exposer à se laisser envahir par cette sensation de faiblesse, par cette douleur qu’elle ne pouvait dominer, par cette impression que tout encore pouvait être voué à l’échec pour un détail apparemment insignifiant.
Non vraiment, il n’en était pas question, elle ne se laisserait pas vaincre si aisément, elle vivrait sa vie coûte que coûte, sans se laisser influencer par tous ces doutes et ces fausses intuitions qui la poussaient à abdiquer. Elle devait absolument trouver le moyen de mettre un terme à la cruelle persécution dont elle était l’objet, personne n’avait le droit de la détourner de ses projets. Un sentiment de révolte, d’injustice, la souleva tout entière, elle ne pouvait plus rester en place et elle s’était mise à arpenter nerveusement la pièce pour lutter contre la faim, le sommeil, la méchanceté du monde.
Allait-elle être capable de surmonter les obstacles qui ne pouvaient certainement pas manquer de surgir encore sur son chemin ? Elle était certes prête à tout pour ne pas se laisser reprendre et ramener à la maison comme une délinquante mais elle se sentait traquée et avait soudain la certitude qu’elle devait quitter cet hôtel au plus vite, tout lui disait qu’elle était en danger. Le lendemain même au lieu de faire des préparatifs pour s’installer plus commodément, elle devait au contraire partir ailleurs, là où on ne la connaissait pas, elle avait trop improvisé, s’était trop fait remarquer pour rester plus longtemps en ces lieux qui n’étaient désormais plus sûrs. Oui, elle devait absolument partir à la recherche d’un nouvel abri, recommencer tout, depuis le début sans plus commettre d’erreurs. Cette décision la calma et elle se dirigea d’un pas décidé vers la petite table de chevet où elle prit une feuille de papier pour établir deux listes, celle de ce qu’elle estimait avoir mal fait et celle de ce qu’elle devait faire dorénavant pour ne plus se laisser surprendre, pour passer inaperçue, devenir une ombre que personne ne voit.
Dans une ville aussi grande, ce ne devait pas être bien difficile, car elle ne voulait pas la quitter, cette ville, en aucun cas. Elle savait que le bonheur, que l’homme qu’elle ne connaissait pas encore mais qui devait la sauver, qui lui était destiné de toute éternité, devait être là quelque part, dehors, à quelques mètres d’elle. Même si elle ne pouvait encore lui mettre aucun visage, elle le connaissait, elle avait rêvé de sa tendresse pendant des années, il l’attendait dans ces rues même dont elle entendait la rumeur derrière les fenêtres de sa chambre, elle le savait, elle devait faire tout ce qui était en son pouvoir pour aller à sa rencontre. Pourquoi était-elle si maladroite ? Elle avait d’ailleurs eu maintes fois l’occasion de partir à sa recherche mais elle y avait toujours jusqu’à présent lâchement renoncé. Se serait-elle enfuie trop tard ? Cette idée la troubla, c’était impossible, elle ne pouvait être vouée à un si terrible malheur, elle devait se tranquilliser, ne pas se laisser entraîner par ces changements d’humeur qui la perturbaient, lui donnaient l’envie de baisser les bras et de se rendre dès que la moindre difficulté se présentait.
Elle entra dans la salle de bain pour se rafraîchir le visage et boire un verre d’eau. D’un geste sec, elle alluma la lumière et vit son image dans le miroir. Dieu ! Comme elle était hideuse ! Comment avait-elle pu se laisser aller à ce point ? Elle avait l’air d’une folle. Ce n’était pas étonnant que la femme de chambre ait presque peur d’elle, elle devait aller chez un coiffeur pour se faire arranger les cheveux qu’elle avait abîmés en voulant en changer elle-même la couleur et s’habiller plus convenablement. Elle ne pouvait se présenter nulle part avec une mine aussi sinistre et c’était même étonnant qu’ils l’aient laissée si longtemps en paix dans cet hôtel.
Elle se précipita à nouveau dans la chambre et prit fiévreusement sa feuille de papier, elle écrivit rapidement quatre ou cinq lignes comme si le lendemain elle risquait de ne plus se souvenir de ses propres décisions. Elle se doucherait dès que le jour pointerait, s’habillerait soigneusement, ferait ses bagages, irait chez le coiffeur après avoir réglé sa note, puis elle partirait. Où irait-elle ? Dans quel quartier ? Elle hésitait, il y avait tant d’endroits où elle ne pouvait pas se rendre, tant de rues interdites de peur d’y rencontrer des gens qu’elle connaissait qu’elle s’en alarma. Peut-être devait-elle se réfugier dans la banlieue ? Si elle la choisissait bien, elle ne courrait aucun risque, elle y serait tranquille au moins pendant quelque temps, mais il lui semblait qu’elle se trahissait, qu’elle renonçait d’une certaine manière à tout ce qu’elle s’était proposé, qu’elle s’éloignait de sa destinée, de ce merveilleux inconnu qui avait hanté toutes ses pensées et qui allait l’aimer, l’arracher à la tristesse de sa vie, la rendre heureuse.
Oui, cette nouvelle fuite pouvait lui nuire, elle le pressentait, ce n’était pas ainsi que les choses devaient se passer, non, ce n’était pas ainsi, mais peut-être n’y avait-il rien d’autre à faire tant qu’elle n’aurait pas éliminé de son esprit tous ces souvenirs qui la troublaient. Peut-être même devait-elle envisager de quitter carrément la ville pour réparer ses forces défaillantes, se dépayser ? Une véritable rupture pouvait l’aider à reprendre un vrai départ, elle reviendrait quand elle se sentirait prête, les autres auraient alors sans doute définitivement cessé de penser à elle et elle n’aurait plus à se cacher. Dans le fond, son malaise était compréhensible, elle s’enlisait dans ce petit univers trop fermé où sa raison menaçait de l’abandonner et elle n’allait certainement pas avoir la force de résister beaucoup plus longtemps à cette claustration à laquelle elle s’était astreinte. C’était bien cela elle avait tout simplement besoin de respirer, de vivre normalement. Comment n’y avait-elle pas pensé plus tôt ? Elle était maintenant impatiente de mettre ses projets à exécution, elle s’était trop imprudemment exposée à ce qu’on la retrouve.
Elle s’était mise à tourner en rond comme un fauve dans une cage en longeant consciencieusement les murs de la chambre, elle se sentait menacée entre ces murs malpropres qui la déprimaient, elle devait partir, loin, très loin et tout de suite. Si seulement elle pouvait savoir l’heure qu’il était ! Si seulement elle pouvait ne pas ressentir cette sensation de faim qui lui tenaillait si douloureusement les entrailles ! Elle alluma une cigarette, c’était la dernière, elle en aurait pleuré de dépit en froissant l’emballage entre ses doigts, elle se rassit lourdement puis, brusquement, éprouva une sorte de vertige ; elle eut l’impression de perdre pied, de se retrouver au bord d’un précipice sans fond.
Des visions menaçantes s’imposaient à elle avec une force irrésistible, elle ne pouvait plus lutter, elle n’était plus qu’une fugitive et la silhouette de son mari se dressait devant elle, la menaçait, derrière lui apparaissait en désordre une horde de visages grimaçants et elle s’abandonna presque au désespoir. Si, au moins, elle pouvait dormir quelques heures jusqu’au lever du jour ! Mais ce besoin de dormir qui avait rodé autour d’elle toutes ces dernières heures avait maintenant disparu et elle n’éprouvait plus qu’une immense fatigue et une profonde déception. Elle avait donc lamentablement échoué !
Elle se jeta sur son lit et se mit à pleurer, avec de longs sanglots, elle était désespérée, c’était injuste ce qui lui arrivait, personne ne voulait la comprendre, une malédiction l’avait acculée à cette cruelle solitude qui durerait jusqu’à la fin des temps, jusqu’à la résurrection. Ce mot qui lui était venu par hasard à l’esprit la surprit. La résurrection ! Quel beau mot ! Il lui insufflait un ineffable désir de vivre, tout n’était peut-être pas complètement perdu, c’était bien ce qu’elle désirait, intensément, elle allait elle aussi ressusciter un jour ou l’autre si elle était suffisamment patiente.
Elle recommençait à sourire, elle allait sortir de ce marasme, elle se le promettait, c’était une véritable résurrection, une nouvelle naissance, une victoire qui l’attendait. Oui, cette nouvelle existence qu’elle s’était promise devait être une réussite, il lui suffisait de laisser passer le temps, ce temps qui n’en finissait pas, ce temps qui la martyrisait, elle était sûre qu’elle y arriverait si plus personne ne la troublait, si personne ne se mêlait de ce qui ne le regardait pas. Tout lui paraissait soudain simple et clair, elle s’était bien évidemment trompée en se réfugiant comme elle l’avait fait au cœur de la ville, elle s’était comportée aux yeux de tous d’une manière étrange qui ne pouvait que lui attirer de graves ennuis.
Quand le jour allait-il donc se lever ? Dès qu’elle entendrait du bruit dans les chambres voisines, elle ferait ses préparatifs à l’abri des regards curieux et s’enfuirait le plus loin possible, dans un endroit où personne ne la connaîtrait, où elle pourrait sortir quand bon lui semblerait, aller et venir à sa guise. Cette lutte qu’elle avait entreprise contre elle-même si près de ses ennemis ne pouvait réussir. Comment ne s’en était-elle pas rendu compte plus tôt ? Les choses devaient venir d’elles-mêmes, elle martelait ces mots comme si elle avait peur de les oublier. Dieu ! Comme tout était vraiment difficile ! Il n’y avait pourtant aucune raison pour qu’elle se punisse elle-même de la sorte, pour que le bonheur demande un effort si douloureux.
Epuisée par cet épuisant combat qu’elle menait, elle restait allongée pantelante, elle avait quand même réussi à se calmer et maintenant elle épiait les premiers bruits qui la délivreraient de cet abominable tourment. Tout était calme, la nuit semblait s’éterniser, les lumières du néon qui continuaient à clignoter dans la rue l’hypnotisaient, elle éprouva la brusque crainte que la lumière du jour ne réapparaisse jamais plus. C’était une véritable panique qui s’emparait maintenant d’elle, seule, dans l’obscurité, elle était prisonnière de forces mystérieuses et elle ne pourrait plus jamais sortir de cette pièce où elle mourrait de faim et d’angoisse.
D’étranges visions la visitaient à nouveau, les murs semblaient s’agiter dans des mouvements sinueux, ils se rapprochaient. La pièce rétrécissait, elle allait étouffer, elle avait envie de crier, d’appeler au secours mais aucun son ne sortait de sa gorge. C’était injuste ce qui lui arrivait ! Elle n’avait pourtant rien fait de mal, elle aspirait seulement à être heureuse, à échapper à ses tortionnaires, à rejoindre celui qui allait l’aimer, elle ne voulait pas mourir, elle avait droit au bonheur. Elle ferma les yeux, la respiration coupée, elle ne voulait plus voir cette pièce qui la terrorisait ; elle avait définitivement perdu la bataille, elle se rendait, tout lui était égal, elle soupira profondément, tant pis si elle avait perdu, elle avait au moins essayé.